(L’ambiance change, des hommes embarquent les tables, le public peut voir le décor changer. Au final, on découvre une avenue dans laquelle une femme lit (il s’agit de Mélodie) assise sur un banc. Bruits de rue. On ne voit pas le visage de Mélodie. Devant elle, des gens plus originaux les uns que les autres se succèdent, on entends un espèce de brouhaha dont certaines phrases ressortent particulièrement)
Homme 1 : Ils disent qu'il n'y a pas de ciel-
Homme 2 : On dit dans la rue qu'en lui prenant sa vertu, tu as perdu la tienne, et réveillé la haine-
Femme 1 : La serveuse, quand elle sort son gros saucisson-
Homme 3 : C'est dingue, il y avait des pingouins à cheval-
Femme 2 :
Homme 4 :
Femme 3 :
Femme 4 :
Femme 5 :
Homme 5 :
(Le jour succède à la nuit, succède au jour, succède à la nuit, succède au jour, succède à…
Une femme finit par s’arrêter en face de Mélodie, toujours plongée dans sa lecture. Cette femme porte un énorme chapeau. Il s’agit de Mireille)
Mireille : Qu’est ce que vous lisez ?
(Mélodie relève les yeux, semble être éblouie. Elle reste silencieuse. Mireille se penche pour voir la couverture de l’ouvrage tenue par Mélodie)
Mireille : Mmh. Boris Vian. Et pourquoi Boris Vian ?
(Mélodie esquisse un sourire)
Mireille : Ouais. Parce que ça vous plait, quoi. Ouais. (Un silence) Non mais ouais, j’aime bien. C’est pas mal original, c’est cool.
(Mélodie hoche la tête, replonge son regard dans le livre)
Mireille : Vous ne parlez pas ?
(Pas de réponse, Blanche relève quelque chose qu'elle tenait dans la main qui n'était pas pourvue de livre, il s'agit d'une grand bulle (comme dans les bandes dessinées, vide, blanche)
Mireille : Vous ne parlez pas ?
(Toujours pas de réponse, elle garde la bulle levée)
Mireille : Vous n'écoutez pas ?
(Mélodie relève les yeux, tourne la bulle, on peut y lire "j'écoute les cris et les écrits")
Mireille : Donc, vous ne parlez pas. Bon. Et… pourquoi vous ne parlez pas ?
(Mélodie désigne son livre comme s’il s’agissait de la réponse, elle retourne sa bulle face blanche)
Mireille (étonnée) : Parce que… parce que le livre ?
(Mélodie hoche la tête)
Mireille : Ah. Parce que les livres, peut-être. Et en quoi lire serait incompatible avec dire ?
(Mélodie ne réagit pas, baisse la bulle, se replonge dans son livre)
Mireille : Gente demoiselle, vous êtes fort jolie mais tout de même, je vous parle.
(Toujours pas de réaction)
Mireille (se penchant vers Mélodie) : Oh, mademoiselle, je suis là. Youhou.
(...)
Mireille : Meuf, t'es charmante t'inquiète, mais t'as l'air québlo là, j'te parle.
(...)
Mireille (prenant le livre des mains de Mélodie) : Mademoiselle.
(Mélodie relève enfin la tête)
Mireille : Mademoiselle, lire serait incompatible avec dire ?
(Mélodie soupire et se penche vers le sac qu’elle a avec elle. Elle en sort un roman dont elle tend la page cornée à Mireille. Celle-ci s’en empare. Au moment où elle ouvre le livre, les deux femmes se figent tandis qu’un grand drap blanc tombe/se déploie dans le fond de scène. On peut y lire ceci :)
"Elle ne vivait qu'à travers les romans. Jamais elle ne parlait, de peur de ne pas être à la hauteur. Toute sa vie s'était toujours résumée à ne faire que déchiffrer des messages codés. Comment la vraie vie pourrait-elle être plaisante quand on avait gouté à l'intensité des phrases entremêlées? Elle avait tout simplement décidé de renoncer, essayer de vivre n'avait pas de sens quand elle se sentait ivre à travers de simple livres. Elle ne parlait qu'à travers ses ressentis de romans, et à son sens c'était bien suffisant."
(Mireille lit le texte à voix haute, au moment où les spectateurs le déchiffrent, puis elle saisit le drap, le roule en boule et le jette sur un côté de la scène)
Mireille : Mais, avez-vous déjà essayé, jeune fille? Avez-vous déjà écouté les phrases qui passaient devant vous ? (elle se retourne, les mêmes hommes et femmes qu'au début de la scène sont en train de passer en répétant les même phrases absurdes) ... Derrière vous ? Avez-vous déjà prêté attention au caractère romanesque des gens ? Ri de leur absurdité ? Avez-vous déjà pleuré ? Déjà essayé de prononcer quelques mots, des mots comme une part du terme émotion, avez-vous déjà essayé d'écrire ? De rire, n'avez-vous jamais eu envie de dire ?
(Mélodie secoue la tête lentement)
Mireille : Personne ne nous regarde, allez-y. Allez-y doucement, exprimez vous comme si vous lisiez. Allez-y racontez-moi n'importe quoi. Personne ne le répétera. Et si ça ne marche pas, renfermez-vous dans le silence, mais. Faites comme si vous étiez... (elle cherche) Je ne sais pas, comme si vous étiez un poivron à qui l'on offrait la possibilité de s'exprimer dans un roman. Oui! Un poivron! Oui c'est ça! C'est ça, très exactement! Allez-y, mimez la parole du poivron. (elle s'enthousiasme, sourire et accélération de l'élocution) Je vous confie la responsabilité de ce poivron. Il ne pourrait pas se taire, vous vous en rendez bien compte sinon... (elle réfléchit un instant) Sinon... Sinon, le roman s'arrêt...
Mélodie : Non.
(Sourire étonné de Mireille)
Mélodie (avalant sa salive) : Non. Non le roman ne s'arrête jamais parce que... (elle regarde au loin) Parce que la pluie et les bleuets, parce que la satisfaction d'un regard (elle sourit, comme si elle découvrait son timbre de voix) Parce que... Parce que mon timbre se colle (elle saisit sa gorge, Mireille la prend doucement par la main et l'emmène vers les coulisses, vers le bar de l'éphémère) Parce qu'il colle parfaitement, mon timbre colle si bien à l'enveloppe de mon être, parce que, je pourrais aussi lire à autre voix, je pourrais... Oh, je pourrais écrire, je pourrais rire... (elle riote doucement, et son rire finit par se perdre en coulisse)
Mélodie (des coulisses) : Je pourrais rire mais maintenant comment fuir, puisque qu'à partir d'aujourd'hui...
(Miel habillé en enfant de 5 ans saute sur scène, une fausse épée à la main)
Miel (voix d'enfant) : Ahah, tu l'as enfermée ici, gros chevalier que le nez est cassé! Mais je viens là pour la délivrer, même que, tiens, regarde (il fait un mouvement d'épée) j'ai ma grosse épée que mon père l'autre jour il a dit "C'est la grosse épée bien casse-couille" en la regardant! Jeanne où tu es? Je suis là pour te sauver!
(Un rire étouffé sort du drap blanc qui avait été jeté par Mireille)
Prune (voix d'enfant, bis) : Mais chuis là! T'es où Georges, je te vois pas.
Miel: Jeanne, tiens bon, chuis là aussi! On va se sortir de la crise financière! (Il soulève le drap avec son épée en plastique et Prune en sort, deux grosses couettes sur la tête, un doudou dans la main)
Prune: Coucou!
Miel (très solennel avec sa voix d'enfant): Salut, Jeanne.
Prune: Tu es le plus fort de tous les chevaliers da la ville Georges! Viens dans ma couette, j'ai envie de rigoler!
(Miel pousse Prune en riant, ils tombent à terre et au milieu de leur fou-rire d'enfant, il enfouit son nez dans les couettes de Prune)
Prune (le regardant) : Je crois (elle prend un air beaucoup trop grave pour une enfant), chuis pas sûre mais c'pas grave, je crois j'ai dit, peut-être t'es mon amoureux Miel.
Miel : Je crois, Prune, tu vas être ma femme toute ma vie, tu m'épouses d'accord.
Prune : Ca marche.
(Ils se font un bisous sur la bouche et quelqu'un leur jette une (des?) couette(s) dessus des coulisses, ils se blottissent dedans tandis que "Ti amo" démarre en fond sonore)
(Jeu de lumières roses un peu kitchs, agitation sous la (les?) couette(s?))
(Des pieds nus et la tête de Prune et de Miel décoiffés et nus, redevenus adultes, finissent par émerger tandis que des gens en noir leurs installent des oreillers sous la tête)
Miel : On avait quel âge ce jour là ? 5 ans ?
Prune (elle gémit un peu, se blottit encore plus contre lui) : Peut-être cinq, six ou même sept ans.
Miel : C'était les moments de ma vie que je préférais, on jouait, toi à m'aimer, moi à te délivrer, libérés on s'enlaçait.
Prune : Sans jamais se lasser.
Miel (songeur) : C'était fou.
Prune : Ça l'est toujours un peu...
(Prune se met à chantonner doucement, sa voix est du coton qui emplit la salle)
(Blanche et Mireille sortent des coulisses d'en face, Blanche a l'air de courir après Mireille)
Blanche : C'est fou!
Mireille : Ca l'est toujours avec eux!
Blanche : Non, mais je veux dire, vraiment. Mais, vraiment? Mélodie s'est vraiment mise à parler et dès ce jour a gouter à la plénitude de l'intensité?
Mireille : Dès ce jour, elle y a été enfermée.
Blanche : Enfermée?
Mireille (semble troublée): Je... oui, mais ce n'est pas le moment de vous parler de ça, je... Miel et Prune rejouent la scène de leur arrivée dans le bar, pour vous, nous devrions nous taire et...
Blanche : Enfermée?
Mireille (un doigt devant la bouche): Taisez-vous et observez.
(Elle s'arrêtent toutes les deux devant le lit où sont Miel et Prune)
Miel : Ta peau. C'est incroyable, ta peau. Ton odeur. Jamais je... (il la sent avec passion) Jamais je ne pourrais en avoir marre, il nous faudrait un lieu... Un lieu ou s'enfermer... Un lieu où ne vivre que de sensations, on...
Prune : ...passerait notre temps à faire l'amour à l'air et aux autres, à caresser et à sentir, on serait deux, on serait mieux, dans un tout petit lieu lumineux, on s'éloignerait de tous ces gens...
Miel (se redressant d'un coup, toisant le public) : De tous ces gens incapables de perdre la tête pour l'odeur de vanille du voisin qui est à côté d'eux, infoutus de prendre doucement la main de leur voisin juste pour le plaisir du contact, inaptes à voyer en contemplant les clavicules d'une femme, ces gens... (il se relève d'un coup) J'ai envie de musique africaine. De djambé. De danser. Le seul art ou le corps guide l'esprit plus que l'esprit ne guide le corps. Encore! Qu'on m'apporte un djambé!
(Prune se lève, embrasse Miel, ils ne sont vêtus que de sous-vêtements et se figent dans une position similaire à celle de la scène 5-6)
Mireille : Je passais devant leur appartement ce jour-là, j'habitais le même immeuble en fait (se retourne vers Blanche) C'est dingue n'est ce pas ? Je passas devant leur appartement, et je les ai entendus parler, alors...
(Elle frappe à une porte invisible)
Miel (se dé-figeant) : Entrez ?
Mireille : Je voudrais vous emmener dans l'intensité.
Miel (surpris) : Vous...?
Mireille : Vous. (sourire) Me suivez.
Miel (regardant prune) : Mais on est pas habillés, on... (humant l'air, changeant soudain d'expression) Oh mademoiselle comme vous sentez bon... (Il caresse les cheveux de Mireille) Oh, comme vous... Oh... (il semble pris d'un vertige)
(Prune le prend par la main, et avance vers Mireille)
Prune : Alors allons-y. On vous suit.
(Ils miment la fermeture de la porte imaginaire de leur appartement, une fois celle ci dépassés ils vont s'asseoir tous les trois sur le devant de la scène, les hommes du début de la scène réinstallent les tables et les chaises)
Mireille : Vous m'avez suivie jusqu'à ce bar. Mélodie y écrivait déjà fiévreusement depuis un petit bout de temps. Une ou deux semaine, je ne sais plus. Le chemin nocturne pour parvenir à l'endroit a été incroyable, vous vous souvenez?
Miel : Vous dansiez toutes les deux, en riant très fort, tout sentait très bon, partout autour de nous. Je pouvais percevoir la vanille, la cannelle, le gingembre. Je sentais absoluement tout jusqu'à l'odeur de mes propres larmes.
Prune : Je les sentais aussi quand je m'arrêtais pour t'embrasser. La noix de coco et parfois la grenadine. Je voulais te lécher le visage et tu riais en me mordant le nez. Même notre sang aurait eu l'odeur des tartines grillées.
Miel : On s'embrassait tous les dix pas, on ne réfléchissait plus, on ressentait, simplement, de tous nos membres,
Mireille : Vous ne parliez plus,
Prune (frissonnant) : Je ne m'arrêtais plus de frissonner,
Miel : J'avais peur que tout s'arrête alors je vous disais de danser plus vite jusqu'au bar, que là bas l'on soit en sécurité, que la réalité ne menace pas de faner notre intensité.
Mireille : On courait.
Prune : On courait.
Miel : On courait.
Mireille : Puis je vous ai dit, ça y est. Nous sommes arrivés. (le décor derrière est monté, ils se lèvent tout sourire, et font comme s'ils poussait la porte du bar de l'éphémère)