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23 novembre 2008

Acte 1 - Scène 6


Mireille
(arrivant et avec elle, un bruit du bar, comme un retour à la réalité) : Allez. Relevez-vous, je vous paye la tournée.

Blanche : La tournée…

Mireille : Très exactement. Une bonne bière quoi. Allez, allez, debout. On interrompt un peu la poésie et on vit. (Elle se penche et relève Blanche)

Blanche : Mais, eux ? (elle désigne les deux couples qui sont toujours figés dans leur positions de toute à l’heure)

Mireille : Oh, eux. Ils sont à des instants de grâce, voyons. S’ils bougeaient sans cesse vous vous lasseriez de leur singularité. Un Bailey, ça vous va ?

Blanche (hochant la tête) : Des instants de grâce ? Je ne vous suis pas.

Mireille (elle la tire par le bras l'incitant à la suivre) : Précisément si, vous me suivez en l’instant, mais passons. C’est la première fois que vous venez ici ? Sympa le T-shirt.

Blanche
(regardant son T-shirt) : Oui

Mireille : Bon.

(Un silence)

Mireille : Et vous faites quoi dans la vie ?

Blanche (désignant son t-shirt) : J'ai toujours détesté cette question. (Un silence) Je. Je cherche à me remplir.

Mireille : Bon.

(Un silence)

Mireille : Mais comment êtes vous entrée ?

Blanche : Je ne sais pas exactement, j’avais passé une grosse journée à faire des ébauches de scénarios ratés, à essayer de démêler des fils emmêlés, ça ne donnait rien et alors…

Mireille : Oh, c’est terrible. (Elle part en coulisse, Blanche la regarde, intriguée. Elle finit par revenir avec deux bières sur un coussin à pois.)

Blanche : Qu’est ce qui est terrible ?

Mireille : Les fils emmêlés. Les écouteurs par exemple. C’est insupportable. Comme devoir courir en sandales ou faire tomber tout son yaourt en voulant se débarrasser du liquide.

Blanche : Ou le caramel qui colle aux dents.

Mireille : Les tables bancales dans les bars. (La table sur laquelle elles s’installent remue nettement)

Blanche : Oui.

(Un silence)

Mireille : Et alors ?

Blanche : Alors, je me suis allongée sous mon manteau pour réfléchir. J’étais dans une phase sans air. Le genre de phase où l’émotion se bouscule mais les mots reculent, il faudrait de l’air pour que phase devienne phrase mais on étouffe de son propre vide. Vous voyez ?

Mireille : Absolument pas, mais continuez.

Blanche : Bon. Alors j’ai pensé qu’il me fallait des gens très vrais pour filmer l’intensité, je me suis dit qu’il serait merveilleux de découvrir un lieu où les états de grâce éphémère s’incarnent sans cesse. Regroupés, vous voyez, une sorte de monde parallèle ou s’incarnerait l’éternité. Et voilà, je suis là. Mais, (elle regarde des deux couples figés) quand bougeront-ils à nouveau ?

Mireille : Quand ils le souhaiteront. Ça ne devrait pas tarder. Mon nez me gratte un peu.

Blanche : Bon.

(Un silence)

Blanche : Mais enfin. Il est temps maintenant, expliquez moi clairement les choses, pourquoi je suis ici, où est-on, l’œuf a-t-il été conçu avant la poule, tout ça. Vous voyez bien que je ne comprends rien et qu’ils sont dans le même embarras que moi, non ?

Mireille : Ils ?

Blanche (désignant le public) : Eux.

Mireille : Ah. Oui. Eux, évidemment. (Elle sourit en levant les yeux au ciel) Peut-être. Mais eux peuvent demander à leur voisin s’il a compris. (Elle boit une gorgée de bière et sourit) Pas vous.

(Les deux femmes se tournent vers le public et le scrutent.)

Blanche : Vous voyez bien qu’ils ne le font pas.

Mireille : Ils sont gênés, c’est tout à fait normal. S’ils se tournent vers leur voisin en lui demandant s’il a compris, ils entrent dans la pièce. Or ils sont là pour observer, par pour jouer, vous comprenez ?

Blanche :
Ils sont comme moi, je comprends ça. (Elle se lève, caméra au bras, commence à descendre dans le public)

Mireille : Où allez-vous ?

Blanche : Les rejoindre, je n’ai absolument rien à faire là.

Mireille : Vous jouez.

Blanche : Non. Je voudrais filmer mais je ne joue pas. Ils sont des personnages pleins, je ne suis remplie que de mon vide.

Mireille : Tout le monde joue, voyons. Une autre bière ?

Blanche : Je ne comprends rien.

Mireille : Ça viendra, ne vous inquiétez pas. (Un type entre, une guitare dans les bras) Tiens, de l’animation.

(Il entreprend le jeu d’un morceau mélancolique et aussi touchant que le dernier épisode d’une série qu’on a suivit toute son adolescence. Blanche saisit sa caméra et s'apprête à le filmer)

L’homme : Non. (Il s’arrête de jouer)

Blanche : Pourquoi non ?

L’homme : Un instant de grâce, comprenez-vous. On le sent, on l’entend. On ne le vit qu’une seule fois. C’est l’effet mer, l’effet océan, le vague à l’âme, celle qui nous frôle et se retire. Celle qui parfois percute si fort que l’eau salée sort de nos yeux émerveillés. Mais on ne la retrouve jamais, elle défile, se déplace, elle se déroule et passe. Ce sera une autre vague, une autre eau, d’autres charmes ou d’autres mots. Le fleuve vous traverse et puis s’écoule. Tout coule un jour et tout se noie, tenez, écoutez moi…

(Elle le regarde, pensive, baissant sa caméra. Il reprend son jeu et une ambiance intime et feutrée se met en place. La lumière fond jusqu’au noir total)

(La lumière ne se rallume pas, on finit par entendre un cri dans la salle, d'abord incompréhensible, on finit par comprendre les mots "ENFERMÉE ICI")

Blanche : Qu’est-ce que c’est ?

Mireille : Je ne sais pas, quelqu’un du public, j’imagine.

Blanche (surprise) : Qui vit ?

Mireille : Qui crie, oui.

Blanche : Mais le public ne peut pas exister normalement.

Mélodie : Ah ?

Blanche : Je veux dire... Il n’y a que nous qui existons le temps de la représentation. Eux sont inertes devant nous, ça a toujours fonctionné de cette manière là.

Mireille : Tout de même, ils observent.

(Elle allume une bougie, puis une autre…)

Blanche : Je ne sais pas, j’ai toujours le sentiment que les gens autour de moi ne vivent pas vraiment, qu’ils sont là pour moi. Comme s’il était impossible qu’ils pensent autant, qu’ils songent si fort. Ils me semblent présents mais morts.

Mireille : Ça ferait un bruit incroyable, si toutes les consciences s’exprimaient.

Blanche : Même quelques unes.

Mireille : On pourrait essayer.

Blanche : Oui. Et d’un souffle, tout disparaitrait.

(… Jusqu’à ce que le mot éphémère apparaisse avec les points lumineux des bougies)

Mireille : Et d’un souffle tout disparaitrait…

(Elles soufflent toutes deux sur les bougies, tout s’éteint, le silence se fait.)

Mélodie (chuchotant, à peine perceptiblement) : Enfermée ici...

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